Une citoyenneté européenne en tension : entre ambition collective et rejet de l’autre

Une citoyenneté européenne en tension : entre ambition collective et rejet de l’autre

 

Malgré la mise en place du suffrage universel direct au Parlement européen depuis juin 1979, les institutions restent inquiètes, car le taux d’abstention aux élections européennes augmente d’année en année, atteignant seulement 50,74% de taux de participation aux élections législatives de 2024.

 

L’Europe peut-elle alors prétendre construire une citoyenneté commune quand les citoyens semblent se détourner d’elle au profit des intérêts nationaux ? Si le traité de Maastricht de 1992 a consacré juridiquement cette citoyenneté, force est de constater qu’elle peine encore à produire un sentiment d’appartenance partagé. Pourtant, cette citoyenneté européenne, définie à l’article 9 du TUE et à l’article 20 du TFUE, s’applique de plein droit à toute personne ayant la nationalité d’un État membre. Elle complète la citoyenneté nationale sans la remplacer : on parle ainsi de citoyenneté « de superposition ».

 

Elle ouvre un ensemble de droits comme la libre circulation, la participation politique, l’accès aux institutions, le recours juridictionnel mais ceux-ci demeurent, dans les faits, méconnus ou peu mobilisés. À ce jour, aucun traité n’énumère de véritables devoirs attachés à cette citoyenneté, renforçant son caractère asymétrique et abstrait. Ce décalage entre la consécration juridique et l’appropriation symbolique nourrit la crise de légitimité démocratique que connaît aujourd’hui l’Union. Il en résulte une citoyenneté davantage juridique que vécue, marquée par une faible identification collective.

 

Selon l’Eurobaromètre de 2024, 74 % des Européens se reconnaissent citoyens de l’Union, mais à peine un tiers affirme s’identifier majoritairement à l’Europe, la majorité se sentant d’abord nationaux. Et les signes de désunion sont clairs : hostilité envers les travailleurs de l’Est, réserve persistante à l’égard de l’aide apportée en Ukraine, progression des nationalismes… Autant de signaux d’alarme qui témoignent d’une Europe toujours fragmentée, incapable de faire émerger un véritable « nous » collectif.

 

C’est quoi un peuple, finalement ? 

 

Ce déséquilibre s’explique aussi par l’histoire intellectuelle de l’Europe. La tradition philosophique a longtemps défini le « peuple » comme un corps façonné par des éléments concrets : un territoire, une langue, une mémoire, une culture. Au début, Herder et Fichte ont insisté sur les variables linguistiques et éducatives pour former le ciment du sentiment national. Ceci est réaffirmé en 2008 par le rapport de la Commission européenne « Un défi salutaire : comment la multiplicité des langues pourrait consolider l’Europe » qui propose de définir un citoyen européen par son multilinguisme, c’est-à-dire qu’un européen devrait parler au minimum sa langue natale, la langue internationale, l’anglais, ainsi qu’une langue d’ouverture culturelle pour renforcer les liens entre européens. Or, ceci est très loin de notre réalité, bien souvent le commun des européens ne parle que sa langue maternelle et pour ceux qui ont fait des études l’anglais.

 

Plus tard, Renan a proposé dans son livre « Qu’est-ce qu’une nation ? », édité par Calmann-Lévy en 1882, une vision plus libre et plus volontariste : une nation serait, selon lui, un « vouloir vivre ensemble », entretenu dans le temps. Encore, une fois le peu de participation à la vie démocratique européenne montre qu’il n’existe pas réellement de citoyen européen car il n’y a pas de volonté de faire corps dans un système qui surplomberait les Etats-nations.

 

Appliquées à l’Europe, ces grilles de lecture révèlent une vérité brutale : le projet politique a précédé la construction identitaire. L’Union a institué une citoyenneté sans peuple. Elle a créé un marché, une monnaie, une libre circulation, mais sans produire de récit commun, ni de mémoire partagée. C’est ce que résument Boual, Spoel et Van Asbrouck dans « L’Europe, un rêve dénaturé », édité par Riveneuve en 2014, ainsi que Benedict Anderson dans son concept de « communauté imaginée » : la construction identitaire européenne a été sacrifiée au profit d’une logique fonctionnelle. Cette carence symbolique entrave toute dynamique de sentiment d’appartenance.

 

Erasmus, plus qu’un programme, un liant émotionnel

 

Malgré ces obstacles structurels et symboliques, certains dispositifs européens ont permis d’amorcer la construction d’un lien civique entre les peuples du continent. Le programme Erasmus en est sans doute l’exemple le plus emblématique. Depuis sa création en 1987, plus de 16,5 millions d’Européens ont bénéficié d’une mobilité dans un autre pays européen. Cette expérience contribue à faire naître un sentiment d’appartenance transnationale, en exposant notamment les étudiants à une diversité culturelle vécue, partagée, et valorisée. Ce sont souvent ces trajectoires, mêlant échanges et mobilité, qui permettent de faire émerger une conscience européenne incarnée. Toutefois, passés les frontières européennes l’intitulé de nos passeports nous ramène à la réalité d’une citoyenneté purement nationale. Effectivement, nos passeports ne parlent pas « d’Européens » mais bien de Polonais, Français, Grecs ou encore Suédois… Or, cette différence de citoyenneté sur le passeport augmente encore les inégalités et creuse l’écart entre les ressortissants des Etats membres de l’UE.

 

Dans le même esprit, les initiatives citoyennes européennes (ICE) offrent aux citoyens un mécanisme de participation directe : à condition de recueillir un million de signatures dans sept États membres, les citoyens peuvent proposer des textes à la Commission. Ces instruments, bien qu’encore peu utilisés, témoignent d’une volonté de démocratiser l’espace public européen. De même, les débats autour des listes transnationales aux élections européennes ouvrent des perspectives inédites : voter pour des candidats représentant une vision pan-européenne plutôt qu’un État national pourrait renforcer le sentiment d’un « demos » continental.

 

Toutefois, ces leviers demeurent fragiles. Ils souffrent d’un manque de visibilité, d’un relais médiatique insuffisant et d’un déficit d’éducation civique à l’échelle européenne. En l’absence de ces diffuseurs de citoyenneté européenne, ces initiatives peinent à transformer l’essai et c’est là que le projet européen reste vulnérable. A défaut d’un récit qui articule les identités nationales autour d’un horizon commun, le sentiment d’appartenance reste morcelé, périphérique, ou réservé à des élites mobiles.

 

L’échec de la construction d’une identité citoyenne européenne ne crée pas seulement un déficit symbolique puisqu’il a des effets concrets, multiples et préoccupants.

 

En effet, sur le plan politique, il alimente la montée des populismes nationaux. On peut citer Giorgia Meloni avec Fratelli d’Italia en Italie ou bien Viktor Orban en Hongrie qui ont permis l’essor de partis eurosceptiques, dénonçant l’ingérence de Bruxelles au nom de la souveraineté nationale. Ce rejet s’appuie souvent sur l’idée que l’Europe ignore les spécificités culturelles des nations et qu’elle impose un modèle abstrait, déconnecté du vécu local.

 

Une crise identitaire à l’horizon

 

Également, sur le plan éthique et social, le risque est celui d’une rupture entre les peuples européens eux-mêmes. À l’Ouest, les pays fondateurs prônent souvent des valeurs de pluralisme, de multiculturalisme et de droits fondamentaux. À l’Est, certains gouvernements remettent en cause ces valeurs au nom de traditions nationales, religieuses ou identitaires. Ce clivage latent affaiblit la cohérence normative de l’Union. Cette crise identitaire se manifeste dans des situations concrètes, comme l’accueil des réfugiés ukrainiens. Si l’élan initial fut fort, il s’est rapidement essoufflé : en Pologne, par exemple, selon AP News en 2024 le soutien à l’accueil est passé de 94 % à 57 % en deux ans. Ce recul traduit une solidarité conjoncturelle, qui révèle les limites d’une citoyenneté non partagée : l’Ukraine reste perçue comme extérieure à un « Nous » européen non défini. Selon l’ECFR, cette tendance accentue un glissement vers une citoyenneté européenne exclusive, marginalisant les minorités et sapant l’idéal d’inclusion. Par exemple, les populations roms, pourtant ressortissantes de pays membres (Roumanie, Bulgarie…), continuent de subir une discrimination systémique : expulsions massives, stigmatisation médiatique, obstacles à l’accès aux droits sociaux, à l’éducation ou au logement.

 

En outre, sur le plan géopolitique, sans identité partagée il serait incapable d’unir les Etats membres face aux tensions géostratégiques croissantes (Russie, Chine, instabilité au Moyen-Orient). La voix de l’Europe demeure fragmentée et faiblement audible sur la scène internationale en l’absence d’un sentiment collectif. La possibilité d’une politique étrangère commune ambitieuse et cohérente continue d’être limitée comme c’est notamment le cas pour la guerre en Ukraine lorsque les pays de l’UE restent divisés sur l’action à mener.

 

Plus profondément encore, cette crise identitaire traduit l’incapacité à faire émerger une solidarité paneuropéenne durable. Comme l’analyse Pierre Charbonnier, dans son livre « Abondance et liberté » paru aux éditions La Découverte en 2022, il est temps de dépasser les logiques purement économiques pour reconstruire une éthique du lien européen, fondée sur la reconnaissance mutuelle, la responsabilité partagée et l’engagement civique.

 

Face à ce constat, plusieurs pistes peuvent être envisagées pour reconstruire un lien citoyen.

L’Union ne peut espérer faire émerger un sentiment d’appartenance sans investir massivement dans l’éducation. Introduire une histoire critique de l’Europe dans les programmes scolaires, enseigner les institutions européennes, les droits communs, les défis partagés, dès le plus jeune âge, permettrait de poser les bases d’une culture civique européenne. Au-delà des dates et des traités, il s’agit d’éveiller une conscience politique commune, en faisant comprendre aux jeunes générations que leur destin est lié à celui du continent.

 

Ensuite, la fragmentation de l’espace médiatique européen est l’un des freins majeurs à la formation d’un espace public européen. Il est essentiel de soutenir la création de plateformes d’information multilingues, de programmes audiovisuels transnationaux, mais aussi de récits partagés, qui croisent les regards nationaux sur les mêmes événements historiques. Des projets comme ArteVoxEurop anciennement PressEurop ou Euradio montrent qu’une culture médiatique européenne est possible. Encore faut-il lui donner les moyens de s’imposer face aux récits nationaux dominants.

 

Enfin, la citoyenneté européenne doit devenir un levier de participation réelle. Cela implique d’aller plus loin que le droit de vote aux élections européennes. Il faut envisager des dispositifs susceptibles de rapprocher les institutions de ceux qu’elles sont censées représenter avec par exemple des référendums transnationaux, une constitution civique européenne, ou encore une chambre citoyenne européenne.

 

En résumé, la citoyenneté européenne ne peut être décrétée par les traités institutionnels car elle ne se réduit ni à un statut juridique, ni à un ensemble de droits formels. Elle ne prend sens que lorsqu’elle est vécue, appropriée, racontée.

 

Si l’Union européenne échoue à faire émerger ce « nous » collectif, elle risque de se réduire à une simple zone de coopération économique, vulnérable aux tensions identitaires, aux replis souverainistes, et aux fractures internes. La citoyenneté européenne est donc à un tournant : soit elle s’efface derrière les appartenances nationales, soit elle devient une réalité vécue. Pour que cela ne reste pas une simple idée, il revient à chacun citoyens, enseignants, artistes, journalistes, élus de prendre part à la construction d’un destin commun.

Maison de l'Europe de Paris

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