Pierre Haroche : « Nous sommes tous des miroirs de l’Europe »
A l’issue d’une rencontre dédiée aux liens qui se tissent entre européens, et qui a eu lieu à la Librairie de Paris (dans le cadre du Festival MixCité 2023), Pierre Haroche, écrivain, essayiste, maître de conférences à la Queen Mary University of London, éditorialiste, a accepté de nous accorder une interview en exclusivité. Son dernier livre paru est « Le goût de l’Europe », éditions Mercure de France.
Lors de cette rencontre vous avez évoqué entre autres, en compagnie de Lenka Hornakova-Civade (écrivaine et auteure de « Filles de l’est, femmes à l’Ouest », éditions Intervalles), la manière dont le centre de l’Europe pourrait se déplacer dans le futur très proche, de l’Occident vers l’Est. Vous avez parlé d’élargissement et des frontières, de l’âme européen et de la manière dont les Autres, les non-européens, nous voient. A plus d’une année depuis le début de la guerre, ayant en mémoire encore les deux guerres mondiales, la guerre de Serbie aussi, pensez-vous que nous avions eu besoin de cette guerre afin de devenir conscients, de nouveau, qu’on a une identité européenne ? Finalement, L’Ukraine est rentrée en guerre pour la première fois en 2014, non pas maintenant, affirmant qu’elle fait la « guerre pour l’Europe » …
Pierre Haroche : Je ne sais pas si on en a besoin mais en tout cas c’est un rappel et je pense qu’effectivement le point de vue de ceux à qui l’Europe manque, le point de vue de ceux qui ont besoin de se battre pour l’acquérir, c’est un rappel salutaire. Ce n’est pas pour dire que la guerre est utile mais c’est pour dire qu’elle nous rappelle la réalité que l’on oublie parfois.
Je pense aussi que cela nous pousse à penser l’Europe comme quelque chose qui est aussi une forme de protection ; on le voit parce que dans le domaine de la sécurité et de la défense on parle de plus en plus d’une Europe géopolitique qui est là pour nous défendre dans le monde face à des grandes puissances comme la Russie ou même la Chine. Même dans le domaine économique où l’on pense de plus en plus aussi à l’importance de ne pas être à la merci des influences extérieures, comme lors de la pandémie de Covid. Il faut se rappeler que l’Europe est aussi un espace qui peut préserver ses peuples, préserver des identités nationales qui, si elles étaient noyées dans le monde, seraient peut-être dominées ou effacées.
Voilà, c’est une sorte de laboratoire protecteur et, effectivement, l’expérience ukrainienne est un rappel et un pas supplémentaire. Je pense que l’élargissement de l’Union à l’Ukraine ce ne sont pas seulement les Ukrainiens qui deviennent Européens mais ce sont aussi les Européens qui deviennent un peu Ukrainiens. L’élargissement est un apprentissage mutuel, c’est quelque chose que j’évoque aujourd’hui en lien avec le sommet de l’OTAN à Vilnius, qui aura lieu en juillet 2023, avec la nécessité de protéger les Ukrainiens qui vont jouer un rôle essentiel dans la sécurité de l’Europe. C’est peut-être grâce à eux qu’on pourra assurer l’Europe stratégique de demain, l’Europe de la défense, avec l’enrichissement mutuel au cœur de cet élargissement. Ce n’est pas seulement l’Europe qui s’élargit, ce sont aussi les autres qui apportent quelque chose.
Une autre idée exprimée lors de la rencontre concernait l’idée de l’Europe, un concept vieux de trois mille ans. Avec une telle ancienneté, comment vous vous expliquez cette presque manque de fierté des européennes ? Pourquoi personne ne dit aujourd’hui « je suis Européen » lors de l’arrivée aux Etats-Unis par exemple ? A-t-on besoin d’une nationalité européenne, on ne l’aura jamais ?
Pierre Haroche : Pendant longtemps, la façon d’exister dans le monde des Européens ça n’a pas été que l’Europe ça a été aussi la projection coloniale. Les empires coloniaux ont fait de la concurrence à l’Europe comme forme d’identité. C’est ce qui donnait par exemple aux Français l’impression qu’ils avaient une empreinte mondiale, qui allait de l’Afrique à l’Asie. Et que finalement, les Français n’avaient pas besoin de l’Europe, parce qu’ils étaient un empire mondial. C’était pareil pour les Britanniques etc.
J’ai également étudié les débuts de l’intégration européenne et la façon dont certains s’opposaient à l’idée de l’intégration européenne, exactement sur ce thème. En disant qu’ils ne comprenaient pas pourquoi faire une armée européenne parce que « pour nous – la France est une puissance euro-africaine ». D’ailleurs, pendant la Seconde Guerre Mondiale, c’était avec De Gaulle dans les colonies africaines ou en Algérie que l’on sauvait la France. Donc il y a eu d’autres façons d’être dans le monde que la façon européenne.
Ce sont aussi les tragédies de l’histoire, les guerres mondiales, la décolonisation, la guerre froide dans laquelle l’Europe est aussi dominée par des puissances extérieures, qui, en ramenant les Européens à leur place (eux qui se croyaient être le centre du monde), les rendent peut-être plus Européens. Tant que les Européens sont encore un peu trop arrogants et s’imaginent qu’ils sont encore le centre du monde ils ne sont pas vraiment eux-mêmes. Quand ils comprennent qu’ils ne sont qu’une composante du monde parmi d’autres et non pas forcément la plus brillante, la plus riche ou la plus puissante, c’est là qu’ils comprennent que c’est précieux d’être Européen. Donc la façon d’être Européen dans le monde n’a pas toujours été évidente, elle a été en concurrence avec d’autres identités (lors des croisades du Moyen-âge l’identité chrétienne était mise en avant).
J’écris un livre en ce moment, qui n’est pas un livre de littérature mais de réflexion historique et de politique, qui s’appelle pour l’instant La forge du monde. Ce qui veut dire que c’est le monde qui forge l’Europe. C’est en écho avec l’idée que ce sont les non-européens qui voient mieux l’Europe. Mais c’est aussi que les puissances extérieures façonnent l’Europe et font advenir l’Europe. C’est pour cela que même si l’Europe met en place des frontières, ce n’est pas un point de vue xénophobe ou une arrogance européenne vis-à-vis des autres, qui ne seraient pas assez civilisés, au contraire, il s’agit de comprendre que parce que l’Europe n’est pas LA CIVILISATION elle peut devenir une civilisation parmi d’autres dans le concert des civilisations. L’histoire du monde tend à faire de l’Europe quelque chose qui puisse exister encore plus.
Le dernier Eurobaromètre montre que seulement 40% des Français sont intéressés par les élections européennes (qui auront lieu en juin 2023). Dans la mesure où vous affirmez dans votre livre que nous sommes le reflet de l’Europe, comment l’Europe se reflète aujourd’hui dans les yeux des Français ?
Parfois, il y a des gens qui ne sont pas satisfaits par les politiques menées par l’Union européenne. Mais ils ne sont pas forcément hostiles à l’idée d’unité qu’il peut y avoir en Europe. Parfois on critique parce qu’on attend plus, parfois on critique ou on trouve que les élections européennes ne sont pas intéressantes parce qu’on trouve qu’elles devraient avoir plus de valeur ou plus de portée. Je pense que beaucoup de choses aujourd’hui concourent à faire de l’Europe un endroit où se définit notre avenir. Et que le fait d’avoir des opinions négatives sur l’Europe, eh bien on ne doit pas le prendre de façon uniquement négative, ça doit aussi être quelque chose qui participe à transformer l’Europe de demain. L’Europe ce n’est pas quelque chose de figé, elle doit aussi se nourrir de ceux qui sont insatisfaits de l’Europe.
Les attentes, les insatisfactions appellent les changements, voir une prise de conscience, et cela participe à l’histoire de l’Europe.
Dans ce texte qui se voulait une approche littéraire de l’Europe, ce qui m’a intéressé c’est d’adopter une approche très inclusive. On ne demande pas aux gens ce qu’ils pensent de l’Union européenne quand ce sont des Grecs d’il y a trois milles ans ou à Dostoïevski, qui d’ailleurs exprime à travers son texte une forme d’impérialisme russe et en même temps de la fascination pour l’Europe, ou lorsqu’on parle d’une autrice japonaise qui se promène en Europe. On ne demande pas aux gens d’aimer l’Union européenne, de soutenir politiquement l’Union européenne, mais tous ces gens, que ce soit par la critique ou par l’amour (il y a aussi des auteurs qui sont désabusés de l’Europe comme Stéphane Zweig), sont eux-mêmes le reflet de l’Europe, la prolongation de l’Europe. Nous pouvons être un miroir, possiblement magnifique, de l’Europe, étant donné que « l’Europe oublie en général qu’elle est l’Europe » comme écrivait l’Argentin Jorge Luis Borges en 1985, dans un texte resté inédit en français, et qui résonne étonnamment aujourd’hui… Il y a des gens qui ont des points de vue négatifs sur l’Europe mais je pense qu’eux aussi contribuent à construire l’Europe culturelle. Tout cela participe à l’identité européenne.
Pourquoi vos textes sont faits de manière duale, avec la citation d’un écrivain, penseur, etc. et puis l’explication ou plutôt votre explication, de manière un peu pédagogique ?
Alors ce n’est pas une explication, c’est quelque chose d’assez subjectif. Ce n’est pas un commentaire non plus, de façon académique. C’est très subjectif. C’est ma façon de m’exprimer à la suite de l’auteur. De rêver à la suite de l’auteur, parfois d’accrocher ma propre rêverie ou ma propre réflexion à celle de l’auteur, parce que je pense que tous ces textes s’ils sont intéressants c’est parce qu’ils sont utiles et qu’ils entrent en résonnance. Concernant l’environnement, par exemple, Hippocrate est un européen environnementaliste, il est un européen climato engagé. C’est cela ma façon de voir les choses, de me dire que tous ces auteurs quel que soit leur âge ou leur origine, ils sont utiles pour penser aujourd’hui.
Comment l’identité européenne s’est-elle crée, finalement ?
Ce sont les écrivains qui, avant les politiques et les administrateurs, ont fait l’Europe en l’invoquant. Ils l’ont faite à travers leur vision, leur sensibilité, leur goût. L’Europe est une entité qui ne se réduit pas à la somme de ses parties, mais les englobe. Des mythes antiques aux problématiques contemporaines, mon livre est une balade sur un continent incertain en compagnie de Hésiode, Ovide, Victor Hugo, Fédor Dostoïevski, Thomas Mann, Stefan Zweig, Henry James, Albert Cohen, Aurélien Bellanger, Orhan Pamuk, Laurent Gaudé et bien d’autres. Une preuve de plus que chacun peut avoir ses propres liens, ses propres réflexions à travers ses textes. Ce que j’espère, et je m’inspire souvent et justement de ce petit recueil que vous avez entre vos mains, c’est que cela soit aussi une inspiration pour penser l’Europe d’aujourd’hui et de demain pour chacun. C’est ça aussi le miroir d’Europe, un miroir dans lequel chacun peut retrouver sa façon d’être européen ou de penser l’Europe.
Le débat « Ces liens entre les européens, on en parle ? », a eu lieu le 16 juin 2023, à la Librairie de Paris (Festival MixCité et dans le cadre des activités Europe Direct).