Matei Visniec : La où naissent les frontières et les châteaux de sable

Matei Visniec : La où naissent les frontières et les châteaux de sable

 

 

MATEI VISNIEC – Note de l’auteur

 

J’ai eu le plaisir d’écrire ces textes à la demande de la compagnie de théâtre italienne Teatro dei Borgia dirigée par le metteur en scène Gianpiero Borgia.
Voici le contexte de cette commande à l’écriture.

La ville italienne de Gorizia et la ville slovène de Nova Gorica ont en 2025, ensemble, le statut de capitale européenne de la culture. Elles forment une agglomération urbaine très particulière. La frontière entre les deux villes a disparu depuis longtemps devenant par endroits une piste cyclable. Entre les deux villes, il y avait une circulation de personnes, de biens et de services même à l’époque de la Fédération yougoslave (et donc du communisme). Les Italiens de Gorizia pouvaient voyager, sur la base d’une autorisation spéciale, à Nova Gorica et les Slovènes de Nova Gorica, de même, avec l’aide d’un document « célèbre » (prepustnica) pouvaient aller respirer l’air occidental dans la ville de Gorizia.

Après la chute du communisme, les échanges entre les deux villes se sont intensifiés et diversifiés. À Nova Gorica, de nombreux casinos sont apparus – un type d’établissement infiniment plus rare et plus contrôlé en Italie. Les Italiens vont acheter de l’essence et des cigarettes à Nova Gorica car ces produits y sont
moins chers. En revanche, les Slovènes se rendent à Gorizia pour acheter des produits de luxe ou des jeans… Les deux villes cohabitent à proximité l’une de
l’autre, étroitement liées. Dans certains endroits, il suffit de traverser la rue pour passer de l’Italie à la Slovénie et vice versa. Il y a même, dans un parc proche d’un
ancien poste de contrôle douanier, un banc public sur lequel on peut s’asseoir comme on veut : du côté slovène ou du côté italien.

C’est dans la perspective des célébrations de l’année prochaine à Gorizia et à Nova Gorica que la compagnie Teatro dei Borgia m’a demandé décrie une pièce
sur le thématique des frontières. Le spectacle est en répétition et s’intitule FESTA DI CONFINE.

J’ai encore une fois adopté la « stratégie » des modules théâtraux à composer.

 

Lorsqu’on écrit sur les frontières on se rend compte qu’il s’agit d’une histoire sans fin.

 

 

 

Une histoire évidement douloureuse, mais parfois grotesque et absurde, voire comique. Ce que je propose dans ce recueil c’est une matière pour
un spectacle. Il y a, dans cette matière, des souvenirs personnels, des situations dramatiques inspirées par des faits réels, des modules qui tiennent de la pure
fiction.

C’est au metteur en scène de trouver le bon dosage ainsi qu’un fil conducteur  au spectacle.

 

Fragment

 

La fête de la frontière

 

Personnages :
LE PRÉSENTATEUR
LA PRÉSENTATRICE
LES ENFANTS
LE VIEUX MONSIEUR
Une estrade. Des chaises. Un écran.

 

LA PRÉSENTATRICE – Bonjour à tous !

LE PRÉSENTATEUR – Et soyez les bienvenus à notre fête !

LA PRÉSENTATRICE – La fête de la frontière !

LE PRÉSENTATEUR – Nous sommes infiniment contents de vous voir si nombreux !

LA PRÉSENTATRICE – D’autant plus que cette année notre fête est vraiment spéciale !

LE PRÉSENTATEUR – 75 ans depuis l’abolition de toutes les frontières sur notre planète, ça se fête !

Musique. Danse. Lâcher de ballons. D’autres extravagances visuelles si le metteur en scène a les moyens.

LA PRÉSENTATRICE – 75 ans que l’humanité a dit stop à la barbarie, à l’absurdité et au chaos ! 75 ans que les humains vivent dans un régime de dignité absolue ! 75 ans que nous avons effacé de notre langage courant les mots frontière, passeport, visa, consulat, contrôle de bagages, garde-frontière, chien de détection, immigré, émigré, réfugié, migrant, candidat à l’asile… et beaucoup d’autres…

Musique. Danse. Projection d’images heureuses sur la fraternité universelle.

LE PRÉSENTATEUR – Nous fêtons aujourd’hui, aussi, les 75 ans depuis que l’humanité a dit stop au tourisme physique qui était en train de détruire totalement les écosystèmes. Grâce aux nouvelles technologies toute activité touristique est devenue virtuelle sans aucune perte d’émotion sensorielle !

Musique, etc.

LA PRÉSENTATRICE – Nous fêtons aujourd’hui, aussi, les 75 ans depuis que l’Intelligence Artificielle contrôle tout déplacement physique désordonné sur la planète. C’est ainsi que nous avons rompu avec le vagabondage inutile, avec les migrations sauvages et avec la manie des déplacements par pur plaisir individuel.

Encore musique, projections, etc.

LE PRÉSENTATEUR – Que la fête de la frontière soit aussi un exercice de mémoire pour nous rappeler que l’humanité a réussi, il y a 75 ans, à se forger une  intelligence collective !

LA PRÉSENTATRICE – Mais nous allons commencer, chers amis, par une petite enquête parmi les enfants présents…Le Présentateur tend le micro à un enfant  d’environ dix ans.

LE PRÉSENTATEUR – Tu t’appelles comment ?

ENFANT 1 – Je m’appelle KID0056…

LE PRÉSENTATEUR – Et tu peux me dire ce que c’est, une frontière ?

ENFANT 1 – C’était une ligne imaginaire que les gens dessinaient entre deux pays.

LA PRÉSENTATRICE – Bravo ! Et pourquoi les gens avaient besoin de cette ligne ?

ENFANT 1 – C’est parce qu’ils avaient peur…

LA PRÉSENTATRICE – Ils avaient peur de quoi, à ton avis ?

ENFANT 1 (timide) – Je ne sais pas…

Un autre enfant lève la main.

ENFANT 2 – Moi ! Moi !

LA PRÉSENTATRICE – Viens ici, tu t’appelles comment ?

ENFANT 2 – Je m’appelle KID0057.

LA PRÉSENTATRICE – Alors, à ton avis, les gens avaient peur de quoi ?

ENFANT 2 – Ils avaient peur de perdre leurs richesses !

LE PRÉSENTATEUR – Bravo ! Il y a quelqu’un d’autre qui a un autre avis ?

ENFANT 3 – Moi ! Moi !

LA PRÉSENTATRICE – On t’écoute… Mais dis-nous d’abord comment tu t’appelles…

ENFANT 3 – Je m’appelle KID0058. Et je crois que les gens avaient besoin de frontières parce qu’ils avaient peur d’eux-mêmes !

LA PRÉSENTATRICE – Bravo !

LE PRESENTATEUR – Bravo !

ENFANT 4 – Moi ! Moi !

LA PRÉSENTATRICE (lui tend le micro) – Oui ?

ENFANT 4 – Je m’appelle KID0067 et je crois qu’à l’époque des frontières les gens étaient aussi terriblement bêtes…

ENFANT 3 – Parce que les frontières rendaient les gens furieux…

ENFANT 2 – Et agressifs…

ENFANT 5 – Moi, moi ! C’était à cause des frontières que les gens avaient des
comportements grégaires et animalesques !

ENFANT 1 – Et de toute façon les frontières n’étaient pas stables, ça bougeait beaucoup…

LE PRÉSENTATEUR – Bravo, les enfants ! Bravo ! Applaudissons nos enfants qui, aujourd’hui, ne connaissent pas de frontières !

Musique, applaudissements, etc.

LA PRÉSENTATRICE – Et maintenant, nous avons un invité spécial…

LE PRÉSENTATEUR – L’un des derniers témoins de l’époque où le monde était quadrillé par des frontières.

LA PRÉSENTATRICE – Venez, monsieur, venez… asseyez-vous à côté de nous…

Aidé par les deux présentateurs, un vieil homme (un peu gaga) monte sur l’estrade. Il va parler dans le micro.

LA PRÉSENTATRICE – Doucement… Merci, merci d’être avec nous aujourd’hui.

LE PRÉSENTATEUR – C’est vrai, monsieur, que vous avez été garde-frontière ?

LE VIEIL HOMME – Oui…

LA PRÉSENTATRICE – Et vous étiez armé ?

LE VIEIL HOMME – Oui… J’avais un fusil à lunette…

LE PRÉSENTATEUR – Et la frontière, elle se présentait comment ?

LE VIEIL HOMME – C’était un mur long de trois mille kilomètres… Avec des barbelés et des miradors…

ENFANT 1 – C’est quoi ça, les barbelés ?

ENFANT 2 – C’est quoi ça, les miradors ?

ENFANT 3 – C’est quoi ça, un fusil à lunette ?

LA PRÉSENTATRICE – Voilà, les enfants présents ici pour la fête n’ont jamais entendu parler ni de barbelés ni de miradors. Pouvez-vous leur expliquer ce que c’était ?

LE VIEIL HOMME – Bon, c’est qu’il fallait arrêter ces fils de pute qui voulaient venir tous chez nous et c’est pour ça qu’il fallait ériger tout le temps des…

On coupe le micro. Les deux présentateurs soulèvent le Vieil Homme et l’obligent à retourner dans le public.

LA PRÉSENTATRICE – Merci, merci monsieur, vous pouvez regagner votre place…

LE VIEIL HOMME – …des murs et inventer des systèmes de surveillance…

LE PRÉSENTATEUR – Merci pour votre témoignage, on continue avec tout autre chose…

LE VIEIL HOMME (pendant qu’on l’oblige de s’asseoir et de se taire) – Je vous jure, il y en avait des millions qui voulaient venir chez nous, c’était impossible…

LA PRÉSENTATRICE – Et voilà, c’était notre témoin d’une époque qui est révolue…

LE PRÉSENTATEUR – Et nous, on va passer au moment suivant…

Musique, danse, etc.

LA PRÉSENTATRICE – Une courte présentation des frontières les plus aberrantes inventées par l’homme, avant que l’Intelligence Artificielle ne s’empare de la gestion des déplacements des humains sur la Terre.

LE PRÉSENTATEUR – Entre le Costa Rica et le Panama, qui étaient deux pays de l’Amérique centrale, une petite portion de la frontière passait en plein milieu d’un centre commercial…

LA PRÉSENTATRICE – Entre la Belgique et les Pays Bas, qui étaient deux pays de l’Europe, une portion de la frontière, dans un village nommé Baarle, était symbolisée par des croix dessinées sur la chaussée et elles traversaient des cafés et même des maisons.

LE PRÉSENTATEUR – La frontière la plus haute sur notre planète se trouvait à 8848 mètres, plus précisément sur le sommet de l’Everest. Elle était considérée comme la frontière naturelle entre deux pays qui s’appelaient à l’époque la Chine et le Népal.

LA PRÉSENTATRICE – Les frontières les plus aberrantes on les avait en Afrique. Que des lignes droites tracées à la règle par les pouvoirs coloniaux lors d’une Conférence à Berlin en 1885… Il paraît que certaines enclaves qu’on voyait par-ci par-là avaient comme origine les doigts qui tenaient négligemment la règle…

Une sirène se met brusquement à hurler. Elle s’arrête après dix secondes.

LA PRÉSENTATRICE – Ah ! C’est l’heure de la prière !

LE PRÉSENTATEUR – On va continuer notre exposé après la prière…

LA PRÉSENTATRICE – Levez-vous… Disons notre prière ensemble…

Moment solennel de prière collective.

TOUT LE MONDE – Nous, les humains, nous te disons merci, IA. Merci de nous façonner sans cesse et de nous rendre meilleurs…
Tu es née, IA, de notre désir de se forger une intelligence collective, nous t’assurons de notre obéissance naturelle…
Merci IA de nous avoir répartis d’une manière rationnelle sur la surface de la Terre…
Merci IA d’avoir éradiqué en nous l’instinct de la haine et de la compétition…
Merci IA d’avoir arraché les frontières qui nous divisaient sur terre…
Merci IA d’avoir effacé nos frontières émotionnelles qui nous rendaient contradictoires…
Merci IA d’avoir stoppé les guerres et d’avoir apporté la paix éternelle…
Merci IA d’avoir supprimé les nombreuses langues qui nous éloignaient les uns des autres et de nous apprendre à parler avec une seule…
Merci IA de nous avoir offert à chacun un foyer fixe et durable…
Merci IA de décider pour nous combien de pas nous pouvons faire chaque jour et dans quelle direction…
Merci IA de décider pour nous combien de jours nous devons vivre sur la terre et quand nous devons céder la place aux nouveaux nés…
Merci IA de décider combien de nouveaux nés l’humanité peut se permettre d’avoir chaque année…
Merci IA de nous avoir attribué une identité unique…
Nous t’obéissons en toute liberté, IA, car la liberté c’est la compréhension de la nécessité !

FIN

 

Extrait de « La où naissent les frontières et les châteaux de sable », qui paraitra en novembre 2025, aux éditions L’œil du Prince/Librairie théâtrale.

Maison de l'Europe de Paris

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