« Pour trouver un moment où il y a eu autant de pression sur la sécurité européenne dans l’histoire, il faut probablement remonter aux années 1950 » – Pierre HAROCHE
Début février 2025, les dirigeants des 27 États-membres de l’Union européenne (UE), le Premier ministre du Royaume-Uni et le secrétaire général de l’OTAN se sont réunis à Bruxelles pour un sommet consacré à la défense européenne. Depuis quelques temps, les initiatives et discussions s’accélèrent autour de cette notion. Marque de l’intensification des débats, Antonio Costa, président du Conseil européen, a précisé lors de la conférence des ambassadeurs de l’UE à Bruxelles : « Nous ne discutons plus du “si”, mais du “comment” ».
Pour décrypter ce sujet, nous avons interviewé Pierre HAROCHE, professeur associé de politique européenne et internationale à l’Université catholique de Lille (ESPOL), chercheur associé Défense à l’Institut Jacques Delors et spécialiste des sujets relatifs à la sécurité européenne.
On l’a compris avec la déclaration d’Antonio Costa précité, la défense et la sécurité européenne sont plus que jamais au cœur des débats. Pouvez-vous nous dire où en est la défense européenne aujourd’hui ?
P. H : Il y a d’abord eu un aspect opérationnel, c’est-à-dire la capacité de l’UE à faire des opérations militaires de gestion de crise, un aspect qui s’est développé au début des années 2000 et qui s’est fait surtout en Afrique. C’était un besoin identifié initialement à l’issu des guerres balkaniques. Cet aspect opérationnel a pendant longtemps été le seul. La politique de l’UE en matière de défense reposait alors sur le fait que l’UE pouvait lancer des opérations généralement pas très ambitieuses ou dangereuses.
Un moment de rupture a ensuite été marqué en 2014 avec la guerre d’Ukraine. D’une part les dirigeants se sont dit que l’UE ne devait pas être utile en matière de défense simplement pour s’occuper de crises lointaines mais devait aussi être utile pour la défense de l’Europe. D’autre part, comme d’un point de vue opérationnel la défense collective du continent européen est organisée par l’OTAN, l’angle de spécialisation adopté par l’UE pour contribuer à la sécurité a été plutôt l’angle industriel.
Cela tient en réalité aussi des compétences attribuées à l’UE. La Commission européenne, à partir de la présidence de Jean-Claude Juncker, a précisé que comme c’est en matière économique que l’UE est compétente, elle devrait également l’être en ce qui concerne l’industrie de la défense. Ici se trouve la base du Fonds européen de la défense (FED) lancé en 2017. Il s’agit alors déjà d’une réponse au début de la guerre d’Ukraine de 2014 et d’une réponse à l’arrivée au pouvoir de Donald Trump en 2016. A ce moment, le FED est surtout orienté vers la recherche et le développement de prototypes.
La deuxième étape est celle que nous connaissons aujourd’hui. Nous n’avons plus simplement l’invasion de la Crimée comme en 2014, mais nous avons aussi la guerre à grande échelle. Nous n’avons plus simplement le Donald Trump du temps de paix qui joue avec l’idée de remettre en question l’article 5 (du Traité de l’OTAN), mais nous avons le Donald Trump du temps de guerre qui dit vouloir s’entendre avec Vladimir Poutine au-dessus de la tête des européens. Il annonce clairement que l’Europe n’est pas la priorité des Etats-Unis voire même qu’il faut entrer en guerre commerciale avec l’UE.
On le comprend, tous les facteurs qui étaient présents en 2017 sont donc toujours présents mais à un niveau décuplé. Nous ne nous occupons plus simplement de recherche et de développement, qui sont des politiques qui prennent du temps. L’UE soutient les acquisitions conjointes de matériel, elle aide les États-membres à acquérir du matériel et aide l’industrie de défense européenne à augmenter sa capacité de production. C’était un peu l’agenda que l’ancien commissaire européen Thierry Breton (en charge du marché intérieur) résumait de façon exagérée comme « économie de guerre ». C’est en définitif être capable d’accompagner l’adaptation de l’industrie européenne aux exigences d’un temps de guerre et pas simplement d’un temps de paix où l’on peut faire des projets de long terme sans se préoccuper du temps qui presse. Il s’agit ici du fond des éléments que l’on retrouve dans le programme européen pour l’industrie et la défense (EDIP), actuellement en débat au Parlement européen et au Conseil de l’UE.
A ce titre, on sait que le programme européen pour l’industrie et la défense (EDIP) censé coordonner l’action des 27 en matière de production d’armement peine à être adopté faute d’accord au sein du Parlement européen et du Conseil de l’UE. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de ce blocage ?
P. H : EDIP bloque sur un aspect mineur qui est la question des exceptions à la définition de ce qu’est un équipement européen. Il ne s’agit pas d’un blocage de fond. Ce ne sont pas des pays qui sont fondamentalement contre le fait que la Commission européenne s’intéresse à ces questions.
Il y’a seulement une tension entre la France qui voudrait être un peu plus maximaliste sur la définition d’une entreprise européenne (elle se définirait selon elle comme une entreprise dont toutes les fonctions sont contrôlées en Europe), et d’autres pays, comme l’Allemagne qui considère que si l’on fabrique des Patriot (missiles américains) dans une usine en Allemagne en joint venture avec une entreprise européenne (comme la société MBDA, leader européen dans la fabrication de missiles), c’est d’une certaine manière aussi de l’industrie européenne qu’il faut soutenir. Les débats tournent plus autour des définitions que de l’idée de fond.
L’importance n’est donc pas tant dans cette étape mais dans ce qu’il faut faire ensuite. Le nouveau commissaire à la Défense et à l’Espace (le Lituanien Andrius Kubilius) a d’ailleurs bien précisé que tout ceci ne suffisait pas.
Quel message faut-il voir à travers la nomination de l’Estonienne Kaja Kallas à la tête de la diplomatie européenne (Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité) ou encore à travers la création d’un portefeuille lié à la défense au sein du collège des commissaires (Andrius Kubilius) ?
P. H : J’aime bien parler de « pivot européen de l’UE » en matière de défense. C’est une formulation qui peut paraitre étrange étant donné que l’UE a toujours été en Europe mais comme on parle de pivot asiatique des Etats-Unis qui se retournent vers l’Asie de l’Est et vers la Chine, c’est un peu vrai pour l’Europe aussi.
En effet, pendant longtemps la politique de défense de l’UE n’était pas centrée sur l’Europe. Le fait de nommer deux personnalités baltes à ces fonctions essentielles de sécurité et de défense montre tout à fait la réalité de ce pivot. Une preuve que désormais la priorité est pour nous la Russie. C’est finalement une position logique si l’on considère qu’il faut à un moment ou un autre hiérarchiser les objectifs. Le principal problème qui se pose pour l’Europe en ce moment est sa sécurité sur son territoire. Le reste ne peut venir que dans un second temps. Si nous réussissons à assurer la crédibilité de notre force, de notre capacité à nous défendre en Europe vis-à-vis des Russes, alors on pourra commencer à parler de sécurité mondiale ou de stabilité dans d’autres régions. En attendant, quelle crédibilité a-t-on à parler de stabilité et de paix en Afrique et au Moyen Orient alors que nous sommes considérés comme faibles et vulnérables en Europe ? Cela explique d’ailleurs aussi le mouvement de nombreux pays africains qui veulent des « gens forts », donc des Russes, et non plus les Européens, considérés comme faible.
Cela montre aussi une évolution de ces pays mêmes (les pays baltes). Pendant très longtemps nous nous demandions si ces pays étaient véritablement intéressés par la défense européenne dans le cadre de l’UE. La réponse était plutôt non. L’OTAN était présente et ces pays entretenaient une relation étroite avec les Etats-Unis. Leur nomination montre donc un mouvement de ces pays vers l’UE. Par exemple Kaja Kallas avait été une des principales voix en faveur d’initiatives de l’UE sur les munitions (2023). Le Commissaire Kubilius a dit, en prenant ses fonctions : « il faut un Big-Bang de la défense européenne ». C’est une façon de dire que cette politique industrielle où on aide les entreprises et les États-membres à acheter ne suffit plus. Il faut aller vite et efficacement. Il faut avoir une « liste de course », faire un budget et payer cette liste.
Lembit Uibo, Ambassadeur d’Estonie en France, a déclaré au sujet des débats autour de la défense européenne qu’ils n’étaient plus simplement « théoriques » et qu’ils étaient désormais « devenu(s) urgent(s) ». Il y’a-t-il urgence à investir dans la défense européenne ?
P. H : Oui, pour plusieurs raisons. Évidemment il y a d’abord la question ukrainienne, et plus précisément la question d’aider l’Ukraine à avoir suffisamment d’armes. Ce qui peut être utile pour éviter que l’Ukraine ne s’effondre. Ce peut être utile aussi dans une perspective de négociation. On ne négocie pas de la même façon en ayant des armes ou en étant à genoux et désarmés. Il ne faut pas que l’Ukraine négocie en position de faiblesse. Il faut aussi que les Européens aient des cartes à jouer dans cette négociation. Il ne faut pas que l’on décide du destin de l’Europe sans les Européens. Or (comme l’a dit Volodimir Zelenski à Davos), le risque est que comme les Européens n’ont pas beaucoup de cartes, il risque d’y avoir une sorte d’entente entre grands (Donald Trump, Vladimir Poutine) refaisant la carte de l’Europe sans ressentir le besoin d’écouter ce que disent les Européens.
C’est urgent aussi pour être en mesure de proposer des garanties de sécurité à l’Ukraine au cas où ces négociations aboutiraient à un cessez-le-feu. Les Américains ont déjà dit qu’ils étaient prêts à vendre des armes à l’Ukraine mais qu’ils n’enverraient pas de troupes pour garantir qu’il n’y ait plus jamais d’agression russe, quand bien même c’est un risque très sérieux. Il faut donc qu’il puisse y avoir des troupes de pays européens en Ukraine pour assurer cette garantie.
Ces éléments sont des éléments de court terme. C’est pour cela qu’il faut pousser à présenter des initiatives qui aillent vers ce « Big-Bang » souhaité par Kubilius. C’est-à-dire vers un fonds qui ne sert pas simplement à favoriser des acquisitions mais qui sert vraiment à acheter des armes en quantité importante. Les Polonais ont commencé à faire des propositions, on ne parle plus de fonds de un ou deux milliards mais de fonds de 100 à 500 milliards. C’est ça le « Big-Bang » qui doit être sur la table. Il n’est pas dit que cela fonctionnera, mais il faut des choses de cette ampleur pour agir très rapidement.
Alors que Donald Trump, tout juste en fonction, menace de se désengager de l’Europe, quelles conséquences pour la défense européenne ?
P. H : Il faut noter que l’élection de Donald Trump est l’expression d’une tendance de fond qui ne se réduit pas qu’à la personne de Trump : l’Europe n’est pas une priorité centrale pour les Etats-Unis et de manière générale pour le Monde. L’Europe n’est plus le centre névralgique de la sécurité mondiale comme elle avait pu l’être pendant la guerre froide. Évidemment Trump ne fait qu’accélérer cette tendance qui existe de toute façon. Déjà dans l’administration Joe Biden l’Europe ne faisait pas partie des priorités. La stratégie de défense nationale présentait la Chine comme sa priorité et la Russie comme priorité secondaire.
Donald Trump, en disant qu’il ne souhaite pas donner de garantie de sécurité à l’Ukraine, qu’il souhaite réduire les troupes américaines présentes en Europe et qu’il pense que les Européens devraient assurer leur sécurité eux-mêmes, pose une injonction très forte qui pèse beaucoup sur les calculs des Européens. A ceci s’ajoute le fait qu’il se présente parfois inamical. On pense au Groenland, manière par laquelle il montre le fait qu’il veut décroitre le soutien américain à l’Europe mais aussi qu’il n’attache pas beaucoup d’importance au maintien de relations de confiance avec les Européens au point d’être prêt à les bousculer sans grand égard pour eux. Cela pose encore une fois la question des capacités des Européens. Si les Européens étaient une puissance militaire importante, Trump ne leur parlerait pas de la sorte. Trump est très agressif avec les « petits » ; quand il s’agit de parler à Poutine ou Xi Jinping, Trump est respectueux.
S’il on veut un dialogue transatlantique serein et apaisé, il nous faut les moyens d’être vus avec respect et pas simplement comme des gens vulnérables que l’on peut malmener. Il ne nous faut pas être un continent dépendant et vulnérable mais un contient capable d’influencer.
On connait la capacité de l’UE à agir rapidement en cas de crise. Tout comme l’Europe a réussi en peu de temps à sortir de la dépendance énergétique russe après l’agression de la Russie en Ukraine, pourrait-on imaginer dans cette optique qu’elle sorte de la dépendance américaine en matière de production d’équipement de défense ? Plus largement, l’Europe peut-elle être indépendante pour assurer sa défense ?
P. H : Il s’agit là de deux enjeux différents. L’un pose la question de la production, l’autre de la sécurité.
L’enjeu est surtout d’être capable d’avoir quelque chose de substantiel en Europe. Il ne s’agit pas nécessairement de se passer d’un soutien américain. D’ailleurs, plus les Européens seront capables d’avoir une première ligne européenne solide, plus cela incitera les Américains à les soutenir. Il y’a l’idée de « voler au secours de la victoire » ou plutôt « aide-toi et le ciel d’aidera ». Si les Européens donnent l’impression d’être désorganisés, cela peut inciter les Américains à les laisser tomber. Il nous faut être capable de nous défendre en étant toujours intéressé par un soutien américain mais en considérant que ce soutien ne doit être que secondaire.
Pour ce qui est de l’industrie, il faut être flexible. Il ne faut pas présenter le débat en tout ou rien. Nous achèterons européen et américain. Plus il y aura une capacité d’achat européenne, plus cela va stimuler la production de défense en Europe, plus cela va inciter les industriels européens à monter en puissance leur capacité de production. De toute façon ce sera bénéfique pour la structuration d’une base industrielle de défense européenne. Il ne faut pas s’interdire d’acheter du matériel américain. Cela pose notamment des problèmes pratiques. On pense à l’hypothèse où la production en Europe ne serait pas suffisante ou quand les technologies viendraient à manquer. Par ailleurs il est tout aussi important en termes d’efficacité et de confiance mutuelle de conserver cette relation avec les Américains.
S’il y a un budget de défense européen, il ira donc dans les deux directions. Comme n’importe quel ministère de la défense d’ailleurs. Même en France le ministère des armées n’a pas pour règle d’or de s’interdire d’acheter en dehors de France. Parfois, s’il est plus intéressant d’aller acheter à l’extérieur, alors il ne faut pas s’en empêcher. Il faut acheter ce qui est le plus important en particulier lorsque le temps joue contre nous. L’actualité nous impose d’acheter maintenant et en masse, mais investissons aussi pour qu’un jour nous ayons un maximum de capacité de production chez nous.
Mi-mars sera présenté le premier « livre blanc » de la défense européenne. A quoi faut-il s’attendre ?
P. H : Le point essentiel est l’ambition. Ce livre blanc ne doit pas être un énième document qui fait le point sur la situation. Il faut de l’audace. Nous sommes à un moment où la pression sur la sécurité européenne est à son maximum. Nous avons des leaders qui veulent de l’ambition : Kaja Kallas et Andrius Kubilius ont en commun de vouloir porter de l’ambition politique. C’est le moment d’apporter quelque chose qui fait avancer la défense européenne, ce fameux « Big-Bang ».
Nous sommes véritablement à un moment historique. Pour trouver un moment où il y a eu autant de pression sur la sécurité européenne dans l’histoire, il faut probablement remonter aux années 1950. C’est-à-dire à la période où planait la menace russe, le moment de l’institutionnalisation de l’OTAN, le moment des discussions d’un projet d’armée européenne, … Il faut des initiatives du même ordre que lorsque nous avons voulu construire l’architecture d’une défense européenne dans ces années 1950.
En résumé, ce livre blanc doit se positionner avec cette ambition historique et il ne faut pas qu’il soit un document parmi beaucoup d’autres documents.
Dans votre dernier ouvrage « Dans la forge du monde : comment le choc des puissances façonne l’Europe » paru aux éditions Fayard, vous expliquez comment une nouvelle Europe sort de « la forge du monde » en réaction aux réalités et rivalités géopolitiques qui structurent les relations internationales de nos jours. Vous écrivez : « l’Europe a fait le monde, le monde fait l’Europe. » En ce sens, est-ce qu’une Europe de la défense est concrètement en train de sortir de « la forge du monde » ? Le choc actuel des puissances est-il en train de façonner une défense européenne ? Le monde est-il en train de « faire » l’Europe de la défense ?
P. H : Oui complétement. S’il y a une défense européenne qui émerge c’est bien la conséquence de Donald Trump et de Vladimir Poutine.
D’une certaine manière c’était aussi la relation avec le monde qui a atrophié la défense européenne et plus précisément l’idée que l’on pouvait se reposer sur les Etats-Unis et que les Etats-Unis accordaient quasiment autant d’importance à la sécurité de l’Europe qu’à leur propre sécurité. C’était l’idée que comme l’Europe est très importante aux yeux de la première puissance mondiale, nous avons le luxe de ne pas trop nous occuper de ces questions de défense et de sécurité.
Aujourd’hui notre position a évolué dans le monde. J’aime parler de la « provincialisation de l’Europe ». L’Europe n’est plus la principale arène de composition. La défense s’est atrophiée à l’époque où l’Europe était l’arène centrale du monde, à l’époque de l’Europe provinciale on ne peut plus se permettre de se reposer sur les autres puissances.
C’est le monde qui accouche de l’Europe. C’est un rapport au monde différent où l’on se recentre sur nous-même. Nous devons à la fois être plus autonomes et moins partir du principe que le reste du monde va venir régler nos problèmes à notre place. Nous devons aussi être plus modeste. Il faut se dire que l’essentiel est d’abord de parler de sécurité en Europe et à notre porte avant de s’intéresser aux soucis sécuritaires du reste du monde. L’immédiateté de la sécurité européenne impose de se recentrer.
C’est un nouveau rapport au monde et à l’identité européenne qui émerge.
(Propos recueillis le 6 février 2025)
Pour un bref aperçu historique de la mise en place de la défense européenne, lisez notre article.