A un moment charnière d’une Union européenne qui voit arriver en son sein des personnalités politiques aux discours nationalistes, eurosceptiques voir anti-UE, revenons sur un accord majeur marquant la réussite de l’Union et pourtant aujourd’hui en proie aux critiques : l’accord de Schengen.
L’histoire de l’accord de Schengen
Le 14 juin 1985, dans le village de Schengen, situé entre la France, le Luxembourg et l’Allemagne fut signé l’accord de Schengen, relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes. Sa création s’inscrit dans un contexte de fortes tensions aux frontières européennes : des poids lourds français bloquent les frontières en réaction à la crise que traverse le marché commun de la CEE. Le Premier ministre français Pierre Mauroy est même prêt à envoyer l’armée.
C’est d’abord un accord intergouvernemental entre la France, le Luxembourg, les Pays-Bas, l’Allemagne de l’Ouest et la Belgique. Au moment de la signature (1985, pour une entrée en vigueur seulement 10 ans après), la France est représentée par sa secrétaire d’Etat chargée des Affaires européennes, Catherine Lalumière (cf. photo), qui deviendra par la suite présidente de la Maison de l’Europe de Paris (MdEP) de 2003 à 2021. Elle est aujourd’hui présidente d’honneur de la MdEP. Pour appuyer la symbolique de la suppression des frontières, le traité est signé sur un bateau.
C’est seulement avec le traité d’Amsterdam en 1997 que ce qu’on appelle alors « l’acquis de Schengen » est introduit dans le cadre juridique de l’UE. Aujourd’hui l’espace Schengen comprend tous les Etats membres de l’UE à l’exception de l’Irlande et de Chypre, ainsi que quatre Etats non-membres de l’UE (Islande, Norvège, Suisse, Lichtenstein). Ajoutons la levée des contrôles aux frontières aériennes et maritimes en Roumanie et en Bulgarie depuis le 31 mars 2024. Au 1 er janvier 2025, ces deux pays entreront dans l’espace Schengen.
Le cadre juridique de l’acquis de Schengen
Derrière le nom Schengen se cache un principe fondateur de l’UE : la liberté de circulation des personnes. L’article 2 de la Convention d’application stipule que « les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans qu’un contrôle des personnes soit effectué ». La Commission européenne rappelle dans le rapport 2024 sur l’espace Schengen, « il est devenu le plus grand espace de libre circulation au monde. Garantissant la fluidité et la sécurité des déplacements à une population de près de 450 millions de personnes ».
Cependant, s’il existe une absence de contrôle aux frontières intérieures, il existe en contrepartie un renforcement des contrôles aux frontières extérieures. Frontex, agence européenne spécialisée en matière de contrôle des frontières extérieures de l’espace Schengen, a été mise en place en 2004. Marque de l’importance portée au sujet, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, propose dans son discours devant le Parlement européen du 18 juillet 2024 de « renforcer Frontex » en triplant le nombre de garde-frontières et garde-côtes. Un nouveau cadré est créé.
Néanmoins, l’accord de Schengen ne crée pas véritablement une suppression des frontières intérieures et une liberté de circulation définitive et intemporelle ou inconditionnelle. Toute règle connait des exceptions. En ce sens, les garde-fous que représentent les exceptions permettent aux Etats de réintroduire des contrôles au niveau de leurs frontières internes dans certains cas. L’alinéa 2 de l’article 2 précise que « lorsque l’ordre public ou la sécurité nationale l’exigent, une Partie Contractante peut, après consultation des autres Parties Contractantes, décider que, durant une période limitée (6 mois maximum), des contrôles frontaliers nationaux adaptés à la situation seront effectués aux frontières intérieures ».
Quid de la restauration des frontières intérieures ?
C’est justement ce qu’ont récemment décidé de faire plusieurs Etats-membres, dont la France, pour des raisons liées aux risques associés à l’immigration irrégulière. En évoquant les faiblesses réelles ou supposés de Schengen, ils remettent en cause le principe même de la liberté de circulation, son efficacité voire son bien-fondé. Pourtant, l’eurobaromètre 2024 démontre que le soutien des citoyens et des entreprises à Schengen s’est accru. Pour la réduction des coûts qu’il implique et son côté bénéfique pour les affaires, ils considèrent même son renforcement comme une priorité de l’UE. C’est tous les ans en moyenne 1,25 milliards de voyages effectués au sein de l’espace Schengen.
Toujours est-il que certains évoquent l’idée d’une « double frontière » alliant alors coopération européenne et retour au nationalisme. Peut-on imaginer une Union européenne composée de deux frontières, intérieures et extérieures ? Dans cette hypothèse, le contrôle aux frontières intérieures n’est plus l’exception mais la norme. On conserve le contrôle aux frontières extérieures mais on inverse le fonctionnement de l’accord de Schengen en plaçant le contrôle aux frontières intérieures comme la règle. Le principe de libre circulation si unique instauré par l’accord de Schengen n’existe plus ou du moins est fortement affaibli. Opter pour cette solution reviendrait finalement à dénaturer l’accord de Schengen de son essence et passerait nécessairement par une révision de son cadre législatif.
Quel avenir pour Schengen ?
Chaque jour près de 3,5 millions de personnes franchissent des frontières intérieures que ce soit pour des raisons professionnelles ou personnelles. Il s’agit d’un système unique en son genre qui ouvre et a ouvert la voie à de nombreuses opportunités encore inimaginables il y’a quelques années.
Peut-être l’espace Schengen connait-il des inconvénients, peut-être y a-t-il des failles dans son fonctionnement, s’agit-il pour autant de le dénaturer de son essence en réinstaurant des contrôles aux frontières intérieures ? Penser européen pour trouver des solutions communes à des problèmes communs et ainsi renforcer Schengen envoie un message fort d’union. Penser national et affaiblir Schengen en renforçant les frontières intérieures envoie un message de division. Si l’un consolide l’union, l’autre nourri la division.