Interview Florent Parmentier

Interview Florent Parmentier

 

 

Deux ans ce jour depuis le début de la guerre en Ukraine. 10 ans aussi depuis l’invasion de la Crimée par la Russie, en 2014. Presqu’autant de temps depuis que vous, comme spécialiste des faits et conflits de cette zone du l’est de l’Europe, ne cessez pas de parler du sujet : dans la presse, à la télé, à la radio, à vos étudiants. Quelle est votre sentiment aujourd’hui : est-ce que l’Occident en train d’oublier, de se lasser de ce conflit loin de nous géographiquement ? Nous sommes en train de nous faire du mal en agissant ainsi, nous mettant en danger ou en oubliant le danger ?

 

En février 2016, nous avons publié avec le géopoliticien Cyrille Bret un article pour le site The Conversation intitulé « Ukraine : Européens, réveillez-vous ! ». Nous commencions ainsi l’article : « Chez les Européens une certaine « fatigue ukrainienne » semble de retour. Ce syndrome est apparu au milieu des années 2000, lorsque le processus de réformes en Ukraine s’était enlisé à la suite de la Révolution orange de l’automne 2004. A l’époque déjà, la maturité politique résidait, semblait-il, chez les citoyens plus que chez les gouvernants. Ceux-ci avaient, en effet, largement manqué l’occasion de transformer le système politique, économique et social du pays, notamment en raison du poids des oligarques. Les Européens saluaient les initiatives populaires mais contemplaient avec une certaine lassitude les élites de Kiev. »

 

C’était alors, deux ans après le mouvement Euromaidan qui avait renversé le président Ianoukovitch. Revenons à la situation actuelle, qui présente quelques similarités avec le début de cet article de 2016. « Chacun pourra observer que le Donbass restera un point chaud en Europe duquel on ne peut détourner les yeux », disions-nous, avant de conclure « Européens, réveillez-vous ! Ce qui se joue en Ukraine est aussi une partie de notre destin commun, et de notre aptitude à rayonner, à tous points de vue, dans un État partenaire, sans lui offrir des perspectives d’adhésion immédiate. » Pour autant, j’avais espéré éviter la guerre jusqu’à la mi-février 2022, après quoi les mouvements des jours précédents ne laissaient plus trop de doutes.

 

Deux ans après le début de la guerre, la problématique de la fatigue ukrainienne est de retour ; la promesse d’élargissement offerte depuis 2022 change en partie la situation, mais il faudra attendre longtemps avant qu’elle puisse devenir effective. Quant à la situation militaire, elle est nettement plus dégradée aujourd’hui comparée à 2014. Aussi, les Américains et les Européens oublient-ils l’Ukraine ? Si l’on en juge dans la place qu’occupe encore le pays dans l’actualité, nous ne sommes plus au même niveau d’attention qu’il y a deux ans, mais certainement à un niveau d’attention significatif. Plus que d’un oubli, il s’agit d’un passage au second plan dans un certain nombre de pays : pas en Pologne ou dans les pays Baltes naturellement, mais selon un gradient continental, on observe que d’autres priorités se font jour parmi les opinions publiques, notamment les conséquences de la guerre sur le pouvoir d’achat. La donne internationale a également changé. Comme l’avait pressenti Volodymyr Zelenski, le conflit au Moyen-Orient a des incidences sur le conflit ukrainien, et fait l’objet de violentes controverses à l’échelle mondiale.

 

Nous n’oublions pas l’Ukraine, mais l’Europe arrive à une forme d’impasse : en s’engageant sur des valeurs, elle n’est pas en mesure de négocier ; pour autant, sa capacité à permettre à l’Armée ukrainienne de libérer l’ensemble des territoires occupés par la Russie n’est pas avérée. Sa politique permet à l’Ukraine de continuer à combattre, sans que l’on puisse parvenir à un point d’équilibre, prélude à des négociations. Pour l’heure, tout porte à croire que les tendances actuelles permettent d’affirmer que le conflit se déroulera tout au long de 2024, et ne trouvera pas de solution cette année.

 

Avec le recul et à la vue de cette guerre dont nous nous rappelons peut-être aujourd’hui avec plus de poids, qu’est-ce que Poutine a bien en tête ? Ce n’est pas la guerre éclair qu’il voulait, c’est une guerre d’endurance ; l’Ukraine n’est pas isolée, elle a le soutien de l’UE et du reste du monde, donc Poutine se voit lui-même isolé ; comme président qui conduit la Russie depuis pratiquement de départ de Boris Eltsine, il doit avoir un plan, non ? Ou c’est seulement l’envie de répandre la terreur ? De faire du mal ?

 

Il est naturellement difficile de spéculer sur ce que Vladimir Poutine a en tête, au moins pour une raison simple : comme le dit l’adage russe, « il y a plusieurs tours au Kremlin », ce qui signifie que le Président est dans l’obligation d’arbitrer entre différentes factions au sein des élites russes. Il n’y a pas nécessairement un plan unique établi longtemps à l’avance, sa pratique du pouvoir est en réalité souvent opportuniste dans le sens où il sait exploiter des situations tactiques – quitte à commettre des erreurs stratégiques. Il y a une décennie, le Président russe souhaitait beaucoup plus contrôler l’ensemble de l’Ukraine que de prendre une partie significative du territoire ukrainien. De ce point de vue, la guerre de 2014 a contribué à un effondrement dramatique de l’influence russe en Ukraine. Ces deux sociétés ont évolué différemment, comme l’a montré le livre d’Anna Colin-Lebedev, Jamais frères. Il est probable que derrière la tentative d’une guerre éclair de Vladimir Poutine, ce dernier ait anticipé une guerre longue, visant à entraîner l’Ukraine dans une épreuve épuisante dont elle pourrait difficilement se remettre.

 

Sur un plan diplomatique, l’opération a été catastrophique pour la Russie ; un véritable découplage a eu lieu entre les Européens et la Russie, à tel point que ce pays est devenu le plus sanctionné au monde, devant l’Iran. Deux ans après, les Européens font régulièrement preuve de solidarité vis-à-vis de l’Ukraine, sur un plan politique et militaire, les différents Etats-membres étant même parfois entrés en compétition pour savoir qui était le plus généreux. Actuellement, plusieurs Etats-membres (Royaume-Uni, France, Allemagne) ont signé des pactes avec l’Ukraine qui forment de nouvelles garanties de sécurité pour ce pays. Je ne suis pas sûr, en revanche, que la Russie est aujourd’hui si isolée sur le plan international. S’il y a peu de soutien à remettre en cause le principe de souveraineté, la remise en cause de l’ordre de 1945, vécu comme inégal dans plusieurs parties du monde, est un thème porteur pour la Russie en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Le groupe des BRICS, auquel la Russie appartient, ne s’est pas désolidarisé de la Russie, provoquant de nombreux quiproquos.

 

Dès 1991, avant l’arrivée de Poutine, la partie russe avait donné ses lignes rouges : ne pas avoir l’OTAN à ses frontières. Il est légitime pour l’Ukraine et les pays jouxtant l’Ukraine de vouloir se renforcer mais, ce faisant, on retombe sur un très classique dilemme de sécurité : quand un État accroit sa puissance militaire pour garantir sa sécurité, ce qui est perçu comme une menace par un autre État, qui va à son tour renforcer sa puissance militaire. Il faut écouter le discours de la Conférence sur la Sécurité de Munich de Vladimir Poutine en 2007 pour comprendre qu’une évolution a eu lieu à ce moment-là. Il a pris acte de l’action des néoconservateurs américains influents sous George W. Bush (notamment sur l’invasion de l’Irak) et en tire des conséquences stratégiques.

 

On parle beaucoup dans la presse de l’influence marquante que le résultat des élections américaines pourrait avoir sur la suite de la guerre en Ukraine, ou plutôt sur la logistique de la guerre, si on peut l’appeler ainsi. Qu’en est-il en revanche du résultat des élections européennes ? Elles ont un rôle à jouer ? Le support financier, moral, militaire, à l’Ukraine, sera un sujet qui compte lors de la campagne électorale pour le Parlement européen ?

 

Naturellement, les élections américaines auront une grande importance : la posture de Joe Biden et celle de Donald ne sont pas identiques. Pourtant, Donald Trump, s’il a souvent eu des propos laudatifs à l’égard de Vladimir Poutine, lors de son mandat, a eu une politique dure envers la Russie (condamnation de Nord Stream 2, envoi d’un représentant spécial faucon en Ukraine, envois importants d’armes, etc), quand Obama avait essayé de relancer la relation, sans succès. La tournure d’un éventuel mandat Trump est imprévisible, mais l’incertitude régnante et la polarisation interne ne favorisent pas la cause de l’Ukraine.

 

Les prochaines élections européennes comptent également ; en fonction des partis présents au Parlement européen, du rapport de force respectif des différents groupes, le traitement de l’Ukraine sera amené à différer. Mais il faut également prendre en compte les évolutions internes de l’Europe, en dehors même des dynamiques parlementaires. En deux ans, comme le constate Cyrille Bret, on a pu observer un changement de posture stratégique de l’Union européenne. Tout en déplorant qu’il reste « la force des (mauvaises) habitudes et des (vieux) complexes », elle a rompu avec l’irénisme et le juridisme, tout en maintenant une cohérence d’ensemble. Les défis restent néanmoins importants : l’Europe n’est pas passée en économie de guerre, elle ne s’est pas donné une armée continentale ni un budget ambitieux. La question de Sylvain Kahn dans son dernier livre, L’Europe face à l’Ukraine, prend ici toute sa pertinence : les Européens feront-ils le choix de la vulnérabilité ou de la robustesse ?

 

Sur l’auteur :

Maître de conférences à Sciences PO, Florent Parmentier est le Secrétaire général du CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po). Il intervient régulièrement dans les médias nationaux et internationaux, radio ou télévision, notamment France 24, L’orient – Le Jour, Les Echos, Le Monde, Libération, Hromadske TV, Slate.fr, Telos, Huffington Post, The Conversation et New Eastern Europe. En septembre 2014, il a publié son quatrième ouvrage, Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie, aux Presses de Sciences-Po. Il codirige le site de géopolitique EurAsia Prospective. Il est TEDx speaker.

 

https://theconversation.com/ukraine-europeens-reveillez-vous-53783

https://institutdelors.eu/publications/deux-ans-de-guerre-en-ukraine-quel-bilan-strategique-pour-lunion-europeenne/

Maison de l'Europe de Paris

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